Attachée de coopération éducative et directrice des cours à l'Institut français du Liban depuis 2013, Carole Dandeville présente dans cet entretien les caractéristiques du système d’enseignement bilingue libanais, les problématiques et les perspectives qui se dessinent pour l’enseignement francophone au Liban. Elle revient notamment sur les principaux axes de travail conduits ces dernières années par l'Institut français du Liban, structurés autour de l’amélioration de l’enseignement du et en français et du renforcement de l’attractivité du français en milieu scolaire et universitaire.
Quelles sont les spécificités du dispositif d’enseignement bilingue francophone au Liban ?
Il n’y a pas à proprement parler de dispositif d’enseignement bilingue francophone au Liban dans la mesure où le système éducatif libanais est structurellement bilingue. Tous les établissements proposent un enseignement bilingue soit francophone (pour la majorité d’entre eux), soit anglophone. Dans ce cadre, le nombre d’heures d’enseignement et les disciplines enseignées en français varient, dans le secteur privé, selon les établissements. En revanche, nous pouvons considérer qu’il y a homogénéité dans le secteur public. (Pour plus de précisions, consulter la fiche pays.)
Par ailleurs, l’enseignement francophone au Liban est en baisse légère mais régulière depuis 13 ans. La part des élèves scolarisés en français diminue de 0,75 point/an. Cependant, la structuration d’un réseau d’établissements privés d’excellence à programme libanais autour du label CELF (Certification des établissements en langue française) et l’implantation progressive dans ce réseau du LabelFrancÉducation devrait constituer un nouveau levier d’influence et renforcer l’attractivité de l’enseignement en français. Aujourd’hui ce réseau compte 50 établissements et accueille plus de 34 000 élèves. 1343 enseignants de et en français du réseau sont titulaires d’un DELF (B1 à C1).

L’enseignement francophone est également porté par le réseau des établissements à programme français : 41 établissements qui représentent plus de 55 400 élèves (dont 6 500 dans des établissements homologués mais non-inscrits dans des niveaux homologués, principalement dans le 2nd degré.) Deux tiers des élèves y sont scolarisés dans le 1er degré.
L’Institut français du Liban, en collaboration avec les autorités éducatives libanaises, intervient dans le milieu scolaire pour améliorer la qualité de l’enseignement du et en français. Quels sont les axes de travail prioritaires, dans le domaine de la formation des enseignants ?
L’Institut français a renforcé ses liens avec le ministère libanais de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur pour la définition et la mise en œuvre de projets et d’actions concertés. Ces projets/ actions se sont articulés avec le plan d’action du Fonds de solidarité prioritaire (FSP) "Consolidation et développement de la francophonie au Liban" et le Pacte linguistique (ces 2 programmes arrivant à échéance en 2016 malheureusement !).

Deux axes stratégiques structurent notre coopération éducative : la valorisation de l’expertise française pour une éducation de qualité ouverte à la diversité d’une part et le renforcement de l’attractivité de l’enseignement francophone du système éducatif libanais d’autre part. Ils se déclinent en 3 grands objectifs opérationnels :
- Le renforcement des capacités du ministère libanais de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur (MEES) et du Centre de recherches et de développement pédagogique (CRDP) dans les domaines de la gouvernance et de la formation professionnelle. Pour rappel le CRDP est l’opérateur public unique du ministère de l’Éducation en charge de la formation continue, de la recherche et des statistiques, des ressources, ce volet incluant les programmes et les manuels scolaires. Une institution qui réunit, si l’on prend l’exemple français, l’École supérieure de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche (ESENESR), Canopé, la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) et les éditeurs de manuels !
- La valorisation, en milieu scolaire et universitaire, des cultures francophones contemporaines.
- Le soutien au MEES pour une entrée de l’école libanaise dans l’ère du numérique.
Nous favorisons les projets privilégiant le travail sur les structures, permettant le transfert de compétences et la mise en place de dispositifs pérennes visant à l’autonomie des partenaires à moyen terme. La priorité est accordée à la formation, dans une approche professionnalisante, des cadres intermédiaires du MEES : formateurs de formateurs, conseillers pédagogiques, directeurs d’écoles normales, directeurs de centres de ressources, directeurs de départements et d’unités opérationnelles du CRDP, chefs d’établissements. Nous nous appuyons pour ce faire sur des partenariats institutionnels de haut niveau valorisant l’expertise française dans le domaine de l’éducation : ESENESR, Canopé, ENS Cachan, inspection générale du MENESR… L’ensemble des actions mises en œuvre dans ce cadre vise in fine l’amélioration de l’enseignement du et en français.
Au niveau de la formation initiale, nous avons une collaboration étroite avec la faculté de pédagogie de l’Université Libanaise (seule université publique au Liban) qui a la charge de la formation initiale et de la formation titularisante de l’ensemble des enseignants. Deux projets, pilotés par l’Institut français pour l’un et par l’Agence universitaire de la francophonie (AUF) pour l’autre, dans lequel nous sommes partenaires, s’adressent directement aux enseignants de et en français : il s’agit du dispositif PRO FLE, introduit depuis 2014 dans le catalogue de formation continue du CRDP pour la formation des enseignants du collège et lycée et d’IFADEM dont l’expérimentation au Liban-Nord se met en place et touchera 500 enseignants du primaire.

Formation IFADEM à l’Institut français de Tripoli en 2015
Une des priorités, ces dernières années, a été l’intégration des TICE au sein du système éducatif. Quels sont les projets en cours et quels bénéfices attendez-vous du numérique ?
Le chantier est ouvert et lancé ! Le ministère s’engage en ce moment dans une réforme des programmes et la composante TICE est importante. L’Institut français procède dans ce domaine comme il l’a fait jusqu’à présent : accompagnement des partenaires avec pour objectif premier de développer une culture numérique partagée, préalable nécessaire pour une intégration raisonnée des TICE. Ce travail de fond s’accompagne d’actions plus ponctuelles de formations de formateurs, d’un travail de reconstruction de l’offre de formation continue au niveau national qui ne constituent qu’une réponse pragmatique à des besoins pressants.
Par ailleurs, une grande enquête nationale sur l’état de l’intégration du numérique dans le système éducatif a été menée en partenariat étroit avec l’ENS Cachan-laboratoire STEF, l’Institut français de l’éducation (IFÉ) et en lien avec les actions menée par Canopé dont les objectifs étaient les suivants :
- faire un état des lieux des usages des TICE et analyser les pratiques numériques dans l’enseignement public francophone ;
- collecter et analyser les données existantes dans le domaine ;
- mettre à disposition du ministère des données fiables au service du plan stratégique "teaching and learning at digital age".
Le rapport final de cette enquête est en cours de rédaction. Des comités de pilotage et comités techniques ont encadré le projet. Un séminaire public a permis de restituer les résultats de l’enquête auprès de l’ensemble de la communauté éducative, séminaire qui s’est tenu le 2 juin 2015 au ministère de l’éducation sous le titre : "École et numérique : interroger nos pratiques".
Pouvez-vous nous parler des projets liés à l’enseignement des sciences en français ?

Dans le cadre très spécifique de l’enseignement bilingue caractérisant le système éducatif libanais, l’enseignement des sciences est assuré en français, en tant que discipline non linguistique. Les pratiques pédagogiques sont encore traditionnelles et très peu fondées sur une démarche d’investigation, notamment dans les écoles primaires publiques, en raison du manque de formation des enseignants et de l’absence de matériel adapté.
De ce constat est né le projet de création d’un centre de formation et de ressources s’inspirant des principes de la démarche d’investigation rappelés par la fondation La main à la pâte (LAMAP) créée en 2011, dans la continuité de l’opération lancée en 1995 par l’Académie des sciences. Ce centre est situé à Jounieh, près de Beyrouth, dans les locaux du CRDP. Inauguré le 7 mai 2015 en présence de Pierre Léna, président de la fondation La main à la pâte, le nom du centre a été dévoilé à cette occasion : l’espace Eurêka.

Ce projet a été mis en œuvre par l'Institut français du Liban, dans le cadre d’un étroit partenariat avec le CRDP, opérateur du ministère libanais de l’Éducation et financé sur le FSP "Consolidation et développement de la francophonie au Liban". Le CRDP a mis à la disposition du projet une vaste salle équipée de tout le mobilier nécessaire, au sein de l’École normale de Jounieh et a désigné une personne-ressource sciences (formateur d’enseignants) pour assurer l’animation du centre et la coordination des activités qui y sont organisées.
L’espace Eurêka met ainsi à la disposition des personnes-ressources, des enseignants de sciences et de leurs élèves, du matériel scientifique fondamental pour exécuter toutes les expériences adaptées aux élèves de l'école primaire, en conformité avec les programmes nationaux libanais, ainsi que des ressources pédagogiques variées.
Suite à sa visite de l’espace Eurêka et aux échanges qu’il a pu avoir avec les différents acteurs de ce projet, M. Pierre Léna a salué la qualité du travail effectué et s’est montré particulièrement optimiste quant aux développements à y apporter : ce centre pourrait rapidement rejoindre officiellement le réseau des centres-pilotes La main à la pâte, sous réserve d’un engagement confirmé du CRDP et de l’association de scientifiques libanais à l’ensemble du projet. La signature d’un mémorandum permettra d’officialiser ces partenariats. À ce jour, il existe onze centres-pilotes LAMAP en France et seulement trois à l’étranger. Il s’agira ensuite d’étendre progressivement le programme à l’ensemble des centres régionaux du CRDP.
Un programme de formation à l’intention de l’ensemble des personnes-ressources sciences a été proposé au CRDP. Ces formations ont été animées sans frais par les consultants de la fondation LAMAP.

Il y a au Liban un attrait historique pour la langue et la culture françaises. Pourtant, depuis quelques années, les jeunes Libanais se détournent du français au profit de l’anglais. Comment expliquez-vous ce recul du français dans un pays de tradition pourtant francophile ?
Même si le français n’y dispose pas du statut de langue officielle, le Liban reste un pays francophone, réalité linguistique que traduit l’appartenance du pays à l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF). La présence de la francophonie dans les sphères institutionnelles et politiques libanaises reste forte.
Cependant, le paysage linguistique libanais est plus justement caractérisé par un trilinguisme inhérent à son histoire où le français et l’anglais côtoient la langue arabe, langue officielle. En général, l’anglais et le français ne se retrouvent pas en situation de concurrence ; on peut cependant constater des évolutions dans leurs usages ainsi qu’une grande hétérogénéité des pratiques francophones en fonction des régions, des confessions et des classes sociales. La présence du français dans l’espace public, multiforme, est aussi très hétérogène.

Le Pacte linguistique signé en 2010 par le gouvernement libanais avec l’Organisation internationale de la Francophonie prouve la volonté des plus hautes autorités libanaises de continuer à promouvoir la langue française. La France a apporté son appui à la mise en œuvre de ce Pacte en novembre 2011 au moyen d’un Fonds de solidarité prioritaire d’un montant d’un million d’Euro.
Le plan d’action de ce projet FSP "Consolidation et Développement de la francophonie au Liban" s’intègre dans celui du Pacte linguistique et prévoit l’amélioration de la qualité de l’enseignement du français dans le système éducatif, le renforcement de la présence du français dans l’administration publique, dans l’environnement culturel, artistique, médiatique et professionnel.
Le gouvernement français représenté par son ambassadeur au Liban et le gouvernement libanais ont également signé en 2011 un protocole d’accord de coopération linguistique et éducative prévoyant un appui à la mise en œuvre du plan sectoriel national de développement de l’éducation défini par le ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur libanais. Ces accords de coopération témoignent de l’engagement du gouvernement libanais comme du gouvernement français dans le soutien au renforcement de la francophonie au Liban.
Sur les cinq dernières années, on constate cependant dans les établissements scolaires une tendance à la baisse de la part des élèves inscrits dans l’enseignement francophone avec un glissement vers la filière arabe-anglais d’environ 1% des effectifs chaque année constaté dans la période récente. Parmi les raisons les plus souvent avancées pour expliquer cette tendance, on note la réputation du français d’être une langue difficile et le décalage plus marqué entre les épreuves d’examen des filières francophones et les compétences des élèves qui ne favorisent pas la réussite. Les universités forment des diplômés de qualité dont beaucoup, forts de leurs compétences linguistiques dans au moins trois langues, choisissent de s’expatrier. Aujourd’hui la France n’est plus la seule destination professionnelle privilégiée. À l’échelle régionale, le Golfe offre aux jeunes Libanais de nombreuses opportunités.

De nombreuses réalités témoignent de la vitalité de la francophonie au Liban : un système scolaire où la majorité des élèves choisit toujours la filière arabe-français ; une langue qui n’est plus la seule propriété d’un groupe confessionnel ; des établissements d’enseignement supérieur francophones de bon standard international ; une création culturelle en français très vivante avec, notamment, des écrivains de premier plan portés par une édition nationale en langue française ; une présence encore multiforme du français dans l’espace public. Des évolutions, pour certaines marquées (usage de l’anglais dans la sphère économique, glissement des élèves vers la filière arabe-anglais d’environ 1% des effectifs chaque année constaté dans la période récente, attractivité des universités anglo-américaines, domination des productions américaines sur le marché du film, diffusion de l’usage de l’anglais via internet…) et les représentations de la langue française qui prévalent encore jouent en défaveur de la francophonie, sans aucun doute. Cela étant, l’absence d’outils de mesure, du type observatoire des langues, incite à la prudence : d’où les nuances que j’ai tenté d’apporter à mes propos.