Attachée de coopération éducative à l’ambassade de France en Roumanie depuis 2015, Maguelone Orliange-Ladsous présente les spécificités du dispositif bilingue francophone en Roumanie. Treize ans après la constitution du réseau, l’enseignement bilingue se trouve aujourd’hui à un moment charnière. Il doit notamment faire face à la concurrence d’autres langues, à des difficultés de recrutement des élèves, mais également à de fortes contraintes budgétaires. Un nouveau protocole d’accord sur la coopération éducative, signé en septembre 2016, définit les axes de travail qui devraient permettre de consolider le dispositif et de l’adapter aux contraintes actuelles. Il prévoit notamment la création de programmes de mobilité à destination des élèves des lycées bilingues, la poursuite d’actions de formation continue pour les enseignants, la promotion des échanges entre les professeurs (via la plateforme IFprofs en particulier), le développement des filières scientifiques, techniques et professionnelles, ainsi qu’un allongement de la durée des parcours bilingues, avec l’ouverture de cursus aux niveaux primaire et préscolaire.
Quelles sont les spécificités du dispositif d’enseignement bilingue francophone en Roumanie ?
Rappelons tout d’abord que la Roumanie a une tradition historique bien établie de l’enseignement du français dans son système éducatif :
- au niveau du collège et du lycée, ce sont 85,58 % des élèves qui étudient le français (1 349 737 élèves). Mais 20,51 % d’entre eux uniquement l’étudient comme LV1, contre 65,07 % comme LV2 ;
- sur l’ensemble du pré-universitaire (primaire / collège / lycée / enseignement professionnel / post-lycée), ce sont 1 505 381 élèves qui étudient le français, faisant de la Roumanie le pays qui totalise le plus grand nombre d’apprenants de français au sein des pays de l’Union européenne où le français n’est pas langue officielle ;
- ce sont près de 8 000 professeurs de français répartis dans 7 000 établissements, soit une des communautés d’enseignants de français les plus larges en Europe, qui assurent cet enseignement.
Les sections bilingues sont implantées uniquement au niveau du lycée. Actuellement nous avons une quarantaine de lycées bilingues sur tout le territoire, dont 25 font partie du dispositif bilingue mis en place par l’Accord sur l’enseignement bilingue de 2006. C’est avec cette deuxième catégorie que nous travaillons essentiellement. Sur ces 25 lycées bilingues, qui scolarisent 2 613 élèves, 11 ont obtenu le LabelFrancÉducation entre 2015 et 2016.

Au-delà de ce panorama global, le dispositif de l’enseignement bilingue peut se définir en trois mots : normé, évolutif, novateur.
1. Un dispositif normé qui permet de travailler de façon pérenne
Le dispositif actuel s’est développé et structuré, en étroit partenariat avec le ministère français de l’éducation nationale, en deux étapes principales :
- constitution à partir de 2003 d’un réseau de lycées désireux d’intégrer le programme bilingue, avec un triple objectif : dépasser les approches linguistiques traditionnelles, faire levier vers les filières francophones universitaires, aider les élèves à intégrer plus facilement l’enseignement universitaire français, européen et international.
- mise en place de l’Accord sur l’enseignement bilingue du 28 septembre 2006 (et de ses trois annexes), qui permet d’officialiser le nouveau dispositif, de fixer l’organisation des sections bilingues couvertes par l’accord et de décider de son extension à 30 lycées bilingues maximum, et de mettre en place le baccalauréat à mention bilingue francophone. D’autres instruments juridiques de type conventions et accords de partenariat/collaboration entre l’ambassade de France et le ministère français de l’éducation nationale, ont complété ce cadre de travail qui permet de travailler sur le long terme.

2. Un dispositif évolutif
Conformément à l’Accord sur l’enseignement bilingue, un comité de pilotage franco-roumain est organisé chaque année qui permet de procéder à un certain nombre d’ajustements. Formé des experts des deux parties (inspecteurs de français et attachés de coopération), il a pour objectifs d’effectuer une évaluation interne du projet, proposer les modifications nécessaires (ainsi notamment la révision des programmes, les modalités d’évaluation des disciplines non linguistiques (DNL) et les compétences en langue) et établir un programme d’actions à mener. Ce comité de pilotage a été intégré depuis deux ans à la Réunion mixte de travail sur la coopération éducative.
3. Un dispositif novateur fondé sur le triptyque langue/DNL/module interdisciplinaire
Outre l’enseignement du et en français, un module d’enseignement interdisciplinaire a été intégré en classe de 11ème (équivalent de la 1ère en France), à raison de 2 heures par semaine, impliquant au minimum deux disciplines, enseignées de manière bilingue. Ce module a été pensé sur le modèle des TPE (travaux personnels encadrés) des lycées français et comme ces derniers, il fait l’objet d’une évaluation en fin de 11ème. Ce module, qui n’existe que dans le bilingue francophone, lui donne un positionnement novateur par rapport aux autres filières et permet aux élèves d’acquérir des méthodes de travail différentes du système roumain.
Le bac à mention bilingue francophone
À la fin de la classe de 12ème, les élèves s’inscrivent à la mention francophone mais ne peuvent se présenter que s’ils ont obtenu le baccalauréat roumain. Trois épreuves spécifiques composent cette mention : une épreuve de français, élaborée sur le modèle du DELF B2, une épreuve écrite de DNL et l’évaluation du module interdisciplinaire qui a lieu en fin de 11ème. Les épreuves de français et de DNL sont élaborées en collaboration avec l’Institut français.
La réforme du baccalauréat roumain en 2009 a permis de faire reconnaître par le ministère le DELF B2, ce qui dispense les élèves de l’épreuve spécifique de français (57 % des élèves inscrits dans une section bilingue passent le DELF B2, les 43 % restant passent l’épreuve spécifique de français, élaborée par l’équipe de l’IF).
À quelles problématiques ce réseau d’établissements bilingues, qui fêtera en 2017 son 14e anniversaire, est-il aujourd’hui confronté ?
Conformément aux prévisions initiales, le dispositif est monté progressivement en puissance entre 2005 et 2010 pour atteindre 30 lycées en 2010, dont un lycée technique et un lycée économique. Depuis lors et jusqu’en 2015, il a perdu quasiment un établissement par an pour se stabiliser à 25 ces deux dernières années et sans doute 24 l’année prochaine. Notons cependant que ce n’est pas l’attractivité du français qui est remise en cause puisque les établissements qui ont quitté le dispositif continuent néanmoins à faire du bilingue traditionnel : français + culture/histoire-géo en français, ou du français renforcé.
"10 ans de bilingue", reportage au Collège National Mircea cel Batran de Constanta et à l'Ecole Centrale de Bucarest, 2013
Dix ans après l’Accord, 13 ans après la constitution du réseau, l’enseignement bilingue francophone est à un moment charnière : il se porte relativement bien et, cela mérite d’être souligné, est en hausse pour la première fois depuis dix ans (+ 32 élèves en 2016-2017). Mais il pourrait se porter encore mieux. Parmi les multiples raisons de la baisse de régime enregistrée tout au long de ces années, et dans la continuité de certaines des conclusions données déjà en juin 2014 par la mission d’expertise menée conjointement par des représentants du ministère de l’éducation roumain et de l’Institut français de Roumanie à partir d’une trame mise en place par le CIEP, quatre causes majeures méritent d’être relevées :
- un vivier d’élèves trop étroit : le niveau A2 est demandé aux élèves souhaitant intégrer une filière du dispositif bilingue en fin de 8ème (soit la fin du collège). Or le français LV1 n’occupe plus la place qu’il occupait lors de l’expérimentation des premières filières bilingues et il est maintenant majoritairement enseigné comme LV2 au collège, ce qui ne permet pas aux élèves d’intégrer une 9ème bilingue ;
- un univers linguistique devenu en Roumanie aussi très concurrentiel et où les choix ne se font plus uniquement entre le français et l’anglais. De plus en plus d’établissements, y compris ceux qui font partie du dispositif francophone, offrent des sections – ou des demi-sections – bilingues allemandes, espagnoles, etc. ;
- un dispositif bilingue francophone qui apparait contraignant :
- en termes de résultats : les élèves – et leurs parents – ne voient plus toujours l’intérêt de passer les épreuves supplémentaires de la mention francophone du baccalauréat, qui n’offrent aucune garantie mais les empêchent, éventuellement, de se concentrer sur les matières indispensables pour l’obtention du bac roumain ;
- en termes de moyens : dans un système éducatif qui ne bénéficie plus depuis plusieurs années d’investissements suffisants, les filières bilingues – qui marchent par sous-groupes – impliquent deux fois plus d’enseignants alors que le nombre d’heures de français et de DNL correspondant n’est pas pris en compte dans le schéma global de dotation des établissements ; il faut également deux fois plus de salles de classe, et des enseignants de DNL bien formés. Or, le vivier des professeurs de disciplines non linguistiques (scientifiques en particulier) reste très fragile avec une formation qui mériterait d’être plus complète.
Les classes bilingues sont donc source de difficultés matérielles non négligeables pour les directeurs d’établissements, les inspections et, plus généralement, le ministère.
- un décalage entre le multilinguisme affiché de nos partenaires et la réalité de l’enseignement des langues. Rappelons une évidence : sans l’implication et le dévouement sans faille des équipes enseignantes, sans leur professionnalisme et leur enthousiasme, le bilingue n’existerait plus. Mais leur tâche n’est pas simple, loin de là, et les moyens accordés à la mise en place de cette politique ne sont pas toujours à la hauteur des besoins. Plus préoccupant encore est le débat public autour de l’apprentissage des langues à l’occasion des réformes successives sur la mise en place de nouveaux plans-cadres, pour le collège en 2016 et pour le lycée dans les mois à venir.

Quels sont les axes de travail et les perspectives qui se dessinent pour l’enseignement bilingue en Roumanie en 2016 et dans les années à venir ?
Les raisons évoquées précédemment donnent en creux les axes de travail, repris dans le "Protocole d’accord sur la coopération éducative et l’enseignement et la formation professionnels" signé le 13 septembre 2016 en présence des Présidents de la République français et roumain. Si ce nouvel accord définit le cadre de notre coopération en étendant le périmètre de nos actions, il confirme aussi l’importance de l’enseignement bilingue à la fois dans les considérants de l’accord mais aussi dans son article 3 qui stipule en particulier que « Les Parties continuent à coopérer dans le domaine de l’apprentissage des langues vivantes étrangères comme atout pour l’insertion professionnelle à travers notamment :
- l’échange de bonnes pratiques dans le domaine de la pédagogie des langues vivantes étrangères, en particulier dans le domaine du français langue étrangère, français précoce et français à compétence professionnelle ;
- une collaboration dans le domaine de la formation des enseignants et des cadres éducatifs, notamment en favorisant et en encourageant la mobilité entre les deux pays des enseignants et la mise en place d’actions spécifiques (concours, projets).
Il s’agit donc de poursuivre nos efforts pour et avec nos lycées bilingues. Une réflexion de fond doit être menée sur le dispositif et ses modalités actuelles par un groupe de travail ad-hoc. Parallèlement, l’Institut français de Roumanie met en place plusieurs projets :
- sur le développement et la structuration de programmes de mobilité. Sur le modèle du programme Ronsard mis en place en Bulgarie, nous lançons nous aussi cette année, en collaboration avec l’association des délégués académiques aux relations européennes et internationales (DAREIC) de France, un programme de mobilité des élèves des lycées bilingues avec réciprocité en attendant, peut-être, de penser au programme mis en place en République tchèque "Un an en France". Si la plupart de nos lycées bilingues ont depuis longtemps collaboré avec des établissements français, il s’agit aussi d’aider nos partenaires roumains à nourrir cette relation franco-roumaine en les aidant à identifier de nouveaux lycées partenaires, et de les intégrer dans des projets de type Erasmus+, à la fois pour les élèves mais aussi pour les enseignants.
- sur la formation continue des enseignants, qui reste au cœur de nos priorités. C’est en ce sens que nous allons monter une formation "BELC régional" en juin prochain à Sibiu et promouvoir les échanges entre enseignants. C’est aussi en ce sens que nous travaillons étroitement avec le lycée français Anna de Noailles, partenaire incontournable de notre coopération linguistique.
Il s’agit aussi d’élargir le vivier du bilingue et d’accompagner la réflexion des partenaires éducatifs roumains sur la mise en place, pour le bilingue, de nouvelles modalités adaptées au contexte actuel.
Cet accompagnement se décline :
- aux niveaux primaire et préscolaire, à la fois dans le public (projet de classes d’immersion à Bucarest en partenariat avec les DAREIC) et dans le privé (avec, en perspective, des écoles primaires privées bilingues labellisées LabelFrancÉducation), à travers la mise en place d’un Programme d’accompagnement pédagogique et linguistique, le développement de contenus de français précoce adaptés à ces jeunes publics (nous disposerons dans quelques semaines d’un manuel avec ses fiches pédagogiques pour le niveau 0, sur financement conjoint avec l’Institut Français) ;
- au niveau des filières scientifiques non bilingues, à travers le programme Jean Cantacuzène (en cours de lancement) qui propose à ces lycées une mise à niveau linguistique des enseignants des matières scientifiques, une mise en relation avec des projets de type Animaths ou Maths en Jean, l’organisation de concours scientifiques en français en lien avec le pôle de coopération scientifique et universitaire et le lycée Anna de Noailles… ;
- dans l’enseignement technique, en accompagnant les lycées professionnels dans un enseignement du français adapté aux besoins de leurs élèves et des entreprises, en fonction des bassins d’emploi (français de spécialité) pour pouvoir, à terme, structurer un réseau de lycées professionnels d'excellence offrant du français renforcé. La première thématique retenue est le secteur tourisme-hôtellerie-restauration.
Pour cela, nous avons besoin de personnes-relais (et décideurs) dans les départements qui puissent nous aider à promouvoir la langue et identifier les besoins et les établissements intéressés. C’est en ce sens que nous mettons en place à partir de novembre prochain et en partenariat avec l'École supérieure de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche (ESENESR) un programme de travail pour les inspecteurs de langues comportant des ateliers et une mission d’études.
La Roumanie figure parmi les premiers pays impliqués dans le réseau social IFprofs. Qu’attendez-vous de ce projet ?
La plate-forme IFprofs Roumanie a été lancée le 10 mars dernier et a intégré les deux réseaux déjà existants en Roumanie : le site Vizavi, lancé en 2008 pour l’enseignement bilingue francophone en Roumanie, et le site VizaFLE, lancé en 2011 pour l’ensemble des enseignants roumains. Forte de 450 membres et de 30 groupes, la communauté IFprofs est animée par un groupe de 3 personnes : Adèle Gousset, lectrice de français à l’université de Brasov, Simona Tatu, professeur de français et responsable de la section de Bucarest de l’Association roumaine des professeurs de français, et Alexandru Mita, inspecteur scolaire de français dans le judet de Vaslui.
Communauté de pratiques, mises en contact, ressources… IFProfs Roumanie est tout ça à la fois et dans l’un des pays les plus connectés au monde, l’avantage est évident. Mais c’est aussi une plate-forme mondiale qui permet une multiplicité et une extraordinaire diversité des échanges possibles. Enfin, IFprofs a aussi l’immense mérite de fédérer et de donner un espace de libre expression aux enseignants. L’utilisation de la plateforme IFProfs devrait à cet égard jouer un rôle important dans la valorisation de la francophonie roumaine et internationale, et dans le développement d'initiatives, individuelles ou collectives, originales.
Par contre, avant que l’utilisation soit optimale, il faudra lui donner du temps pour que les enseignants se l’approprient complètement. En cela, le rôle des animateurs est essentiel, tout comme les formations.
