
La langue française bénéficie depuis plusieurs années d’une attractivité croissante en Ukraine, dont profite notamment l’enseignement bilingue. Dans un entretien accordé au Fil du bilingue, Virginie Villechange, attachée de coopération pour le français auprès de l’ambassade de France à Kiev, revient sur les raisons et les indicateurs de cet intérêt des Ukrainiens pour le français, ainsi que sur la situation spécifique de l’enseignement bilingue dans ce pays. Elle évoque en particulier les actions récentes mises en œuvre par l’ambassade, en collaboration le ministère de l’Éducation ukrainien, pour améliorer la cohérence et l’efficacité du dispositif, ainsi que les perspectives qui se dessinent en 2015 pour poursuivre la professionnalisation de ce réseau.
Quelle place la langue française occupe-t-elle aujourd’hui en Ukraine, en particulier dans le système éducatif ? Y a-t-il une tradition francophone ou francophile dans le pays ?
La langue française occupe le troisième rang des langues étrangères apprises en Ukraine, derrière l’anglais et l’allemand. C’est un positionnement caractéristique de la plupart des pays de l’ex-URSS depuis la suppression de la politique soviétique des quotas dans l’enseignement des langues. Sans surprise et pour les raisons évidentes de son attractivité aujourd’hui dans le monde, l’anglais a gagné l’intérêt quasi-général des publics d’apprenants, tandis que l’allemand bénéficie à la fois de l’héritage de coopérations universitaires anciennes, établies avec l’ex-RDA, et des perspectives importantes que l’Allemagne offre en termes de bourses d’études comme de débouchés professionnels.
La langue française quant à elle jouit d’un indéniable capital de sympathie, fondé sur son image très positive de langue de la culture, du luxe et de l’art de vivre, mais dont la perception s’élargit peu à peu également à sa dimension politique de langue internationale, mieux connue depuis l’adhésion de l’Ukraine en tant qu’observateur de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) en 2010, ainsi qu’à ses enjeux économiques, grâce à l’implantation d’entreprises françaises à forte visibilité (grande distribution notamment).
Cet intérêt croissant pour la langue française s’apprécie en particulier dans l’évolution des effectifs d’apprenants du secteur privé, qui ont ainsi triplé entre 2006 et 2013 dans le réseau des Alliances françaises de province, et doublé à l’Institut français de Kiev. Même dynamisme du côté des établissements scolaires, dont on estime de plus en plus l’expertise pédagogique « à la française » : le lycée Anne de Kiev conventionné par l’Agence pour l'enseignement français à l'étranger (AEFE), créé en 1994, a vu ses effectifs tripler au cours des six dernières années, tandis que se sont développés d’autres établissements à cursus français partiel (Ecole française internationale de Kiev en 2005 disposant du LabelFrancÉducation depuis 2013) ou complet (en province, l’École française privée d’Odessa ouverte en 2013). Enfin, l’essor des certifications (DELF-DALF, TCF, TEFAQ), multipliées par trois entre 2009 et 2013, est également un bon indicateur de l’attractivité du français.
À l’automne 2012, vous avez été à l’initiative d’une enquête sur la situation de l’enseignement bilingue en Ukraine. Quelles en ont été les principales conclusions ? Quel plan d’action avez-vous mis en œuvre suite à cette enquête ?
Cette enquête auprès des sept écoles publiques à section bilingue en Ukraine nous a tout d’abord permis de faire le constat d’un enseignement de qualité, reposant sur un investissement très fort des équipes pédagogiques. Néanmoins, il était frappant de découvrir que dans un même pays, tous ces établissements rencontraient des difficultés identiques – autour de la définition des contenus des disciplines enseignées en français (DNL), de la formation des enseignants, de la disponibilité des outils didactiques – sans avoir jamais tenté de les résoudre ensemble. C’est pourquoi la première disposition prise à l’issue de cette enquête a consisté à créer les conditions pour faire émerger une stratégie capable de fédérer ces établissements autour d’un projet commun.
Ainsi, l’ensemble des directeurs et responsables de section bilingue, avec la responsable des langues étrangères du ministère de l’Éducation, ont eu pour la première fois l’occasion de mener une réflexion commune en octobre 2013 dans le cadre d’une visite d’étude en France organisée par notre ambassade en partenariat avec le Centre international d’études pédagogiques (CIEP). De cette réflexion a émergé la volonté de rendre le dispositif d’enseignement bilingue en Ukraine à la fois plus cohérent et plus efficace, grâce à la mise en œuvre d’un plan d’action autour de trois priorités : 1/ la révision et l’amélioration des programmes des DNL, 2/ le renforcement de la formation initiale et continue des équipes pédagogiques et 3/ l’intégration d’outils didactiques en DNL mieux adaptés.

Crédits photo : Institut français d'Ukraine
Nous avons accompagné cette dynamique nouvelle en soutenant dans une première étape en 2014 la rénovation des programmes de DNL. Deux groupes de travail ont été créés, réunissant trente professeurs volontaires des sept écoles, autour de l’histoire-géographie d’une part, et des mathématiques et des sciences d’autre part. Leurs travaux ont été encadrés par deux experts français IA-IPR (inspecteurs d'académie-inspecteurs pédagogiques régionaux), Mme Geneviève Dupraz et M. Jérôme Damblant, dans le cadre d’un séminaire qui s’est tenu à Kiev en octobre 2014 puis à distance. Les nouveaux programmes viennent d’être finalisés et sont à présent en cours de traduction, pour une présentation officielle au ministère de l’Éducation de l’Ukraine en janvier prochain.
Comment le poste diplomatique français et le ministère ukrainien de l’Éducation et de la science coordonnent-ils leurs actions en faveur des sections européennes et bilingues ?
Nous avons la chance de travailler en étroite collaboration avec le ministère, sur ce sujet comme sur tout ce qui concerne l’enseignement du français dans le système public en général. Depuis leur reconnaissance officielle par ordonnance gouvernementale en 2009, les écoles à section bilingue étaient certes connues, mais le ministère déplorait le manque de cohérence et de lisibilité de l’enseignement des DNL. Toutes les actions menées depuis 2012 (enquête, visite d’étude à Sèvres, rénovation des programmes de DNL) ont été élaborées et mises en œuvre en parfaite concertation avec la responsable des langues étrangères du ministère, Mme Oksana Kovalenko.
L’Ukraine participe depuis 2013 au programme d’échange eTwinning Plus, permettant la collaboration entre des établissements scolaires de pays voisins. Quel constat et quel bilan les enseignants des sections bilingues font-ils de ce programme ?
Les écoles spécialisées en français à section bilingue font en effet partie des écoles pilotes associées par le ministère de l’Éducation au lancement d’eTwinningPlus en Ukraine. Elles ont à ce titre bénéficié en 2013 d’une courte formation organisée par le ministère, jugée toutefois insuffisante par les enseignants pour une réelle maîtrise pratique de cet outil numérique. Nous étudions actuellement la possibilité d’organiser un complément de formation en ce sens en 2015.

Quelles sont les prochaines perspectives qui se dessinent pour l’enseignement bilingue en Ukraine ?
La prochaine étape de la professionnalisation du dispositif, après la production de nouveaux programmes de DNL, va consister en 2015 à former les enseignants à utiliser ces programmes dans leurs pratiques de classe. Un deuxième séminaire national sera donc organisé pour les enseignants de DNL, animé nous l’espérons par les deux experts qui ont piloté l’élaboration des programmes en 2014 et qui ont su établir d’excellentes relations, aussi efficaces que cordiales, avec nos partenaires ukrainiens. Pour les enseignants de FLE, une formation sur les outils numériques, et en particulier eTwinning, sera également programmée. Enfin, le chantier des outils didactiques, qui correspond à la troisième priorité du plan d’action, sera ouvert en 2016.
Propos recueillis par Haydée Maga,
département langue français du CIEP, décembre 2014