Marie-Jeanne Piozza est coordinatrice nationale pour l’enseignement de la DNL dans les sections bilingues italiennes. Membre du Bureau de coopération linguistique et artistique (BCLA) de Rome, elle est également professeur d’histoire-géographie au lycée Galvani de Bologne.
Une discipline-phare
Si l'histoire a été choisie comme discipline non linguistique enseignée dans la plupart des sections bilingues italiennes, c’est parce que c’est "l'espace privilégié où se confrontent les civilisations" (Anna Lietti) et qu’un des objectifs prioritaires de cet enseignement est la formation de citoyens européens. En effet, il existe une grande synergie entre bilinguisme et enseignement de l'histoire : l'enseignement bilingue renforce l'enseignement de l'histoire en tant que discipline portant à former des citoyens tolérants, capables de comprendre la complexité des phénomènes historiques et curieux des différentes interprétations possibles ; ce type d'enseignement amène à comprendre ce que nous avons en commun et ce qui nous distingue.
"Il existe une grande synergie entre bilinguisme et enseignement de l'histoire."
L'élève acquiert également une plus grande curiosité envers l'autre et la conscience de la diversité des cultures ; il apprend à "discerner" au sens étymologique du terme. En découvrant la culture de l'autre, il revalorise également la sienne. Cette approche très féconde est facilitée par ailleurs par la proximité linguistique entre italien et français.
C’est la totalité du programme d’histoire qui est enseignée en français sur les cinq dernières années de l’enseignement secondaire, à raison de deux heures par semaine dans les quatre premières années et de trois heures hebdomadaires en dernière année. Il existe des variations dans la pratique d’un établissement à l’autre et entre lycées internationaux et lycées classiques européens.
Des programmes intégrés
Dès la création des sections bilingues en Italie, des réunions de réflexion ont eu lieu (auxquelles ont participé l’Inspection générale française et l’Inspection italienne) pour établir un programme spécifique à ces sections qui se distinguait alors des programmes nationaux français et italien par son découpage chronologique. Le programme d'histoire spécifique des sections bilingues italo-françaises date de 1992/1993 : il a donc précédé l'établissement de nouveaux programmes français ainsi que la réforme des programmes d'histoire en Italie. Or avec les nouveaux programmes français et la réforme italienne, on arrive à un résultat très semblable et très proche du programme des sections bilingues (on prolonge l'enseignement de l'histoire ancienne et médiévale au lycée pour la France et on étudie le XXe siècle en dernière année pour l’Italie). Le découpage chronologique du programme d’histoire des sections bilingues italo-françaises est donc le fruit d’une mise en commun des deux expériences pédagogiques, qui a abouti à un programme intégré.
"Trois listes fondamentales ont été établies et du matériel pédagogique a été élaboré."
La nécessité d’une harmonisation des pratiques en classe et d’un approfondissement de la réflexion commune pour l'application de ce programme d’histoire est très vite apparue. Le ministère italien de l’Instruction publique et l’Ambassade de France à Rome ont collaboré pour permettre l’organisation annuelle de séminaires nationaux. Des équipes italo-françaises de professeurs d’histoire ont ainsi pu travailler de concert pour faire des choix et établir des listes communes afin de faciliter et d'harmoniser le traitement du programme ; des lignes directrices ont été définies (histoire européenne, influences réciproques et histoire parallèle, mais il s'agit en priorité de développer deux histoires nationales, sans parallélisme forcé) et une réflexion a été menée sur les repères fondamentaux des uns et des autres.
Trois listes fondamentales ont été établies (les grandes questions du programme, les documents patrimoniaux et les dates fondamentales) et du matériel pédagogique a été élaboré (en particulier sous forme d’épreuves de commentaires de documents pour la dernière année : "La Résistance", "Les institutions de la Paix, 1946", "Les mesures contre les juifs", "Mai 68"…), le tout, bien sûr, dans une optique italo-française.
Quelle méthodologie ?
Cet enseignement se fait "à la française", il est donc basé sur l’analyse de documents. Il s’agit d’identifier les informations trouvées dans ces sources, de les mettre en relation et de faire une synthèse historique en faisant preuve d’esprit critique. C’est d’ailleurs l’objet de l’épreuve spécifique d’histoire en français de l’Esame di Stato final. Pour mettre en pratique cette méthodologie, le choix s’est porté sur les manuels français de 6e et de 5e dans le biennio (aide linguistique nécessaire) et de 2de, 1re et terminale dans le triennio.
Cet enseignement bilingue et biculturel se veut aussi "bi-méthodologique". S'il est vrai que l'enseignement de l'histoire "à la française" est différent de l'enseignement de l'histoire "à l’italienne", on a parfois tendance à exagérer ces différences (1). Les occasions de travail en commun sont nombreuses, par exemple entre français et histoire autour de Rabelais (et du livre de Lucien Febvre, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle) ou entre italien et histoire, autour de la Monarchie universelle selon Dante et de la vision politique de Charles Quint.
Enseigner l'histoire en section bilingue signifie savoir changer ses angles de vue, donner les grands repères de deux histoires nationales, c'est-à-dire relativiser l'histoire nationale de chaque pays tout en valorisant sa spécificité, sa tradition. Pour l'élève, ce type d'enseignement est particulièrement formateur puisqu'il doit construire ses repères nationaux et comprendre ceux du partenaire : il s'agit donc de développer au maximum son esprit critique et son sens des nuances.
Les bénéfices pour l’enseignement de l’histoire
L’enseignement d’une discipline dans une langue autre que la langue maternelle implique bien des avantages pour la discipline elle-même.
L’enseignement en langue 2 est d’autant plus important quand l’apprentissage du langage spécifique de la discipline se trouve mis au premier plan car la nécessité de s’interroger sur les concepts-clés de la discipline (parfois connotés de façon différente du point de vue linguistique) apparaît plus évidente : il faut relativiser, replacer ces concepts dans leur contexte historique. Les répercussions sont positives non seulement sur l’acquisition du lexique en langue 2 mais aussi en langue maternelle.
Tout un travail très fructueux peut être fait sur les définitions, même lorsque la similitude est parfaite : lorsqu’à propos de l’amendement Wallon, fondateur de notre Troisième République, un élève pour expliquer le mot "amendement" lance "emendament", et qu’il s’entend demander "c’est-à-dire ? qu’est-ce qu’un emendamento ?", il reste souvent interdit, ayant de très nombreuses fois utilisé ce mot dans sa langue maternelle sans s'être jamais vraiment posé de questions sur son sens précis. Le fait d’acquérir le langage spécifique d’une discipline par un jeu de confrontation lexicale entre italien et français, c’est-à-dire de mener une réflexion approfondie sur les différences et les apparentes similitudes entre ces deux langues, rend cette acquisition plus consciente et raisonnée.
"Utiliser une langue différente de sa langue maternelle signifie devoir se confronter avec la "civilisation" dont cette langue est l’expression."
Le fait de devoir utiliser la langue française et non sa langue maternelle implique une plus grande attention et réflexion de la part de l’élève et donc une prise de conscience des techniques d’écriture de la discipline. Il s’agit de nouveau d’exploiter les similitudes (la technique du paragraphe raisonné et la scrittura documentata) ou les différences (valorisation de la paraphrase en italien, interdiction de l’utilisation de la paraphrase pour l’étude de documents en histoire).
Utiliser une langue différente de sa langue maternelle signifie devoir constamment se confronter avec la "civilisation" dont cette langue est l’expression. Pour l’enseignement de l'histoire, ce type de confrontation est particulièrement stimulant et productif. Celle-ci permet d’acquérir un point de vue européen plus large. On se préserve ainsi du risque de porter sur sa propre histoire un regard chauvin tout en ayant une conscience renforcée de sa propre identité et de son appartenance culturelle.
Marie-Jeanne Piozza
(Propos recueillis par courriel le 29/01/09)
Note
1. Il est tout à fait caricatural d'envisager l'enseignement "à l'italienne" essentiellement comme récit et chronologie tandis que celui "à la française" serait uniquement basé sur l'étude de documents. Cela est même de moins en moins vrai, les deux méthodologies tendant à se rapprocher. À ce propos, la valeur de "laboratoire didactique" de ces expériences bilingues est évidente : ce type d'enseignement favorise cette évolution commune et permet d'aller vers une alliance toujours plus étroite entre la rigueur cartésienne de l'enseignement "à la française" et la richesse humaniste de l'enseignement "à l'italienne".